Quand j’étais petit, je voulais être myope.
Vers cinq six ans, je me plains auprès de ma mère de troubles visuels indéfinissables : je voyais mal, j’avais mal aux yeux, quelque chose comme ça. Ma mère m’emmena de suite chez un spécialiste qui me déclara sain de vue. J’en fus fort déçu. Je lui avouai au docteur que mon frère avait depuis peu un magnifique appareil dentaire et que je voulais moi aussi une prothèse. N’importe quoi mais une prothèse. Quelque chose de plus que moi. Un caprice et une jalousie de cadet ? Pas si simple. Je focalisais déjà ma demande prothétique sur des lunettes, c’était ça que je voulais : être myope et porter des lunettes.
J’avais déjà à mon compteur un léger défaut, une coquetterie disait-on, qu’un instituteur remarqua. Il voulut s’attaquer au problème et me fit monter sur l’estrade de la classe pour me faire faire des exercices sensés corriger la petite déviation de mon œil gauche. Mon strabisme. Un très léger strabisme. Un peu louche. A chaque début de classe, j’étais face à lui sur l’estrade, ses deux doigts en face des mes deux yeux et il les faisaient aller ses deux doigts, parallèlement, de gauche à droite et de droite à gauche. Tous les jours la classe silencieuse regardait ça et moi j’essayais de suivre. Ca, tous les jours, tous les matins, pendant un an. Ca n’a pas bien marché.
Un autre indice de ma déficience oculaire aurait dû alerter les miens : j’étais incapable, même avec une règle, de tracer une ligne droite sur une feuille. L’institutrice souligna le handicap à ma mère qui ne vit pas la nécessité de consulter un spécialiste des lignes droites. Et mon père qui disait toujours de lui qu’il avait « le compas dans l’œil » et moi les lignes droites je ne pouvais pas, même pas avec une règle. J’y arrivais même pas.
1969 – 1979
Rien. Je vois, ni plus, ni moins, et j’oublie mon désir de myopie.
1979 ou 1980
Eté 79 ou 80. J’étais parti avec mon meilleur ami d’enfance pour une semaine de vacances dans une belle île. De belles vacances aussi. Au retour, nous étions en gare de Nantes assis par terre sur nos sacs à dos. Mon ami, plus affalé que moi à ce moment là, me demanda de vérifier sur le panneau d’affichage l’heure de départ et le numéro du quai du train que nous devions prendre pour revenir sur Paris. Et rien, j’y voyais rien. Le panneau était à une vingtaine de mètres. Tout flou. Les lumières enveloppaient et infusaient toutes les informations écrites. Je le dis immédiatement à mon ami qui ne trouva aucune explication à ce flou d’un coup qui me tombait dessus. D’un coup. Je ne l’ai pas vu venir. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. Je suis devenu myope sans m’en rendre compte. J’avais alors totalement oublié mon désir de myope de gosse. Une myopie tardive, c’est assez rare, tous les myopes tardifs vous le diront : à trop lire, à trop travailler, ce sont des choses qui peuvent arriver. Beaucoup s’en plaignent, j’en fus ravi, mais il me fallut un certain temps pour admettre que cette fois c’était dans la poche : je devenais myope.
Au fait, parce que j’aime bien les faits, nous étions en vacances à l’Ile d’Yeu. Je ne sais plus s’il faut mettre un « x » ou pas à la fin de « Yeu ». Je ne crois pas. J’aurais aimé qu’il y en eût un, un ou plusieurs même. Mes îles d’yeux. Cela m’aurait plu. Je me suis souvenu de ce hasard topographique plus de 20 ans après ces vacances de rêves. En 2001. En remontant le fil de mon œil.
Je mis un certain temps pour consulter un ophtalmo et restais quelques semaines dans le flou, sans doute avais-je déjà du mal à passer à l’acte, et puis il y a certains avantages à voir flou. Et puis, on ne se décide pas, comme ça, à porter des lunettes. Du jour au lendemain. Arrivé dans la salle d’attente, j’avais peur que l’ophtalmo n’y voit qu’une crise de surmenage, trop de lectures, trop d’études, trop de choses pas pour moi, je craignais en fait que ne se répète ma visite d’enfance avec ce « tout va bien !» qui vous casse vos rêves de myope! Moi, je voulais une myopie qui dure. Même si j’avais entendu dire qu’après quarante ans elle se corrigeait « automatiquement ». Par convergence. On commence par ne plus voir de loin, on finit par ne plus voir de près, tout s’annule et on devient normal. Non, moi je voulais en prendre au moins pour vingt ans. Je vis alors mon premier panneau d’ophtalmo, un vrai, pas ceux des écoles, un panneau pour les vrais malades, des yeux. Je ne vis rien des plus petites lettres et très mal les moyennes. Les grosses nettes bien nettes. Mais j’avais un réel problème. Il me déclara même « myope astigmate ». Pour l’ignorant que j’étais, ce diagnostic fut déconcertant. Myope, c’était entendu, mais « astigmate » ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Astigmate ! J’ai soudain eu l’impression d’un coup du destin, que j’allais être marqué à vie par ma myopie. Pour éviter de paniquer (encore), j’associais ce mot à ma faiblesse oculo-musculaire de l’œil gauche. L’ophtalmo me donna mon ordonnance avec «–1,10» à chaque œil. Flou mais équilibré.
J’ai enfin pu m’acheter ma première paire de lunettes. J’habitais alors dans le Quartier Latin. J’avais déjà fait des repérages d’opticiens. Pour le commun des mortels, les opticiens sont des boutiques invisibles, sans intérêt. Et moi, d’un coup, j’en voyais partout. Et des milliers de montures, c’est pire que d’acheter des chaussures. Je jetais mon dévolu sur une lunetterie du Boulevard Saint Michel à laquelle je devais rester fidèle toute la durée de mes études. Mes études à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Sciences Po pour faire court, de Paris, pour rallonger, je choisis donc des lunettes de Sciences Po de Paris. Des lunettes sérieuses pour cette école sérieuse parfois ennuyeuse mais dite prestigieuse. Et j’en ai joué de mes lunettes pendant toutes ces études. Très efficace pour les exposés oraux, le dernier surtout, le décisif, autrement appelé Le Grand O : je pose, je chausse, je problématise, je pose, je chausse, je synthétise, je pose, je chausse et je conclue. Ca dans toutes les matières et je suis sorti au bon format. Net et diplômé.
Je l’ouvre : (Je n’ai jamais rien compris à ce que signifie la numérologie ophtalmologique. Et je ne suis pas le seul. On vous dit par exemple que vous avez «– 1,25 », ou plus, ou moins, d’accord, mais sans jamais vous dire qu’elle est l’échelle, le point zéro, si c’est beaucoup ou pas. Cela devrait être 10 le point zéro, puisque les normaux ont 10/10, alors « –1,25 » c’est beaucoup en moins, alors qu’avec ça on vous dit que vous n’avez qu’une « petite » myopie. Comme si c’étaient de simples petits chiffres qui devaient déterminer notre sensation plus ou moins forte de voir flou plus ou moins. Les ophtalmo ne sont pas clairs. C’est un langage d’initiés. On ne nous dit pas non plus si « +20 » ou « +60 » ou plus encore que sais-je, si toutes ces hauteurs là, ça existe ou pas. Des gens comme ça. Des gens qui voient plus que plus. Est-ce que ça existe ? Et jusqu’où ça va ? Et jusqu’où ça peut descendre aussi ? Ou monter ? « De pire en pire » m’a-t-on dit pour la myopie et un jour ça se stabilise. Le flou en reste là. On ne sait jamais quand. Je démarrais donc une chute visuelle qui allait me conduire je ne sais où et je rentrais dans un autre monde avec des confrères et des consœurs qui se posent parfois aux détours d’une conversation la même question : « Et toi, t’as combien ? ». C’est toujours « moins » quelque chose, mais comme à peu près personne ne sait très bien ce que veulent dire ces foutus chiffres, on finit par s’échanger nos prothèses. Pour voir. « Oh ! mais toi tu n’as presque rien ! » J’ai beaucoup entendu cela au début de ma myopie, quand je n’étais que légèrement myope, ce sous-entendu que j’aurais pu ne pas porter de lunettes, que j’exagérais, que c’était juste par coquetterie. On disait peu look à l‘époque. Je leur répondais alors systématiquement que je ne supportais pas de voir flou. Que cela me paniquait. J’étais légèrement myope au début, c’est vrai, mais myope quand même. Maintenant, quand je passe mes lunettes à des 10/10 ou à des plus petits myopes que moi, on me dit : « oh ! Putain… », sous-entendu, je suis vraiment myope) et je la ferme. La parenthèse.
1980 – 2001
Oui, 20 ans, plus de vingt ans, et un, pour être précis, de lunettes et de lunettes qui s’enchaînent au grès des modes, de mes pertes, de machouillages intenses de branches, de lunettes fracassées accidentellement sous des pieds indélicats, les miens en général. Et ma myopie qui s’aggravait d’année en année pour atteindre péniblement les « –1,75 ». Je fis aussi quelques vaines tentatives de lentilles entre les paires de lunettes. Il y a deux catégories de myopes : ceux à lunettes et ceux à lentilles. Une troisième est née : les opérables. Certains sont entre les deux. Entre les lunettes et les lentilles. Ils combinent, ils alternent. Avec les opérations on vous éradique la myopie à vie. Jamais, jamais je ne ferais ça. Et pour les opérations, il faut être « très » myope, encore une histoire d’échelles, de chiffres, ou alors ne plus du tout supporter ni le flou, ni les lunettes, ni les lentilles, et avoir un peu fric parce que c’est quand même 1000 euros à l’œil.
Moi je n’ai jamais accroché avec les lentilles. Ils ont pourtant de sérieux arguments ceux qui en portent, des lentilles : « être comme tout le monde » », « ne pas être gêné », « faire du spoooort », sous entendu en y voyant clair comme tout le monde, et « les lunettes, c’est moche » disent-ils enfin les pro-lentilles. J’ai pourtant cédé à la tentation du myope invisible qui se cache sous ses lentilles. Un désastre. Incapable de les faire glisser sur les yeux comme il se doit sans me mettre douloureusement le doigt dans l’œil. Je restais alors des heures devant la glace en me soulevant les paupières jusqu’au front, la tête renversée en arrière à me tordre les cervicales, avec les lentilles qui faisaient des sauts périlleux, se tournaient et se retournaient, à l’envers, jamais à l’endroit, sur les bouts de mes doigts jamais assez propres, jamais assez secs, pour ces opérations trop délicates. Ca piquait. Mes veines oculaires explosées. En pleurs et au bord de l’hémorragie. Quand je voyais des pros se les mettre dans l’œil en deux secondes, je me méprisais de mon inaptitude manifeste. Un nombre de fois encore plus incalculables, je me retrouvais à quatre pattes dans les moquettes, les parquets, à la recherche d’un éclat de lumière qui ferait ressortir la lentille tombée au sol. D’autres fois, plus rares, je pensais les avoir perdues, alors qu’elles étaient parties. Derrière. Je les sentais. Pas loin. Mais où ? Les opérations de sauvetage m’obligeaient à rouler des yeux pendant des heures devant des glaces. Encore des glaces. Cela m’arrivait de préférence dans les lieux publics avec des passages obligés dans les toilettes des bars et des restaurants, avec le regard perplexe de ceux qui rentrent, qui sortent, et qui se lavent les mains.
Un jour, j’ai failli devenir aveugle. Quelqu’un m’avait prêté ses lentilles d’une semaine que j’avais mis quinze jours en le faisant tremper un soir dans un liquide périmé depuis cinq ans. En les mettant au bout de quelques secondes j’ai senti mes yeux prendre feu, kératite aux deux yeux, plus rien entre les yeux et l’air, les yeux à vif, les yeux brûlés. Et une peur atroce de ne plus voir. Jamais. Je suis resté enfermé dans une chambre noire pendant toute une nuit, une nuit de réveillon, les yeux bandés, bonne année. La seule façon de me soulager un peu était d’ouvrir les yeux dans un bassine d’eau, avec un tubas pour éviter la noyade. Durant ces vingt années, et un, il m’était insupportable de ne pas voir clair et net. Quand j’égarais mes lunettes, ce qui est bien sûr une horreur pour un myope car il est extrêmement difficile de trouver ce que l’on ne peut pas voir, croyais-je, j’étais alors pris d’une panique terrible. Jusqu’à ce que je les retrouve. Je me demande parfois si je ne faisais pas exprès de les perdre. De toujours tout perdre.
2001 jusqu’à nos jours
L’histoire de mon œil s’accélère violemment en 2001. Je perds le même soir, mes lunettes, les dernières d’un stock accumulé tout au long d’une longue période de salariat et de mutuelles généreuses. Je perds aussi quelque chose qui devait s’appeler une relation (d’amour) que je mets entre parenthèses avec un tout petit a minuscule. Un amour flou. Je n’ai rien vu ou trop tard. Et je n’ai plus de boulot. Je veux tout changer. Tout. Je perds tout. Et je trouve un œil au fond du trou. En restant flou sur le sujet. De mon œil. Disons que j’ai eu une grosse déchirure d’œil. Voilà.
Et je vais avoir 40 ans, un cap pour les myopes. Je vais passer indubitablement de la myopie à autre chose. Mon œil me dit qu’il est temps, qu’il est urgent, vitale, que cette foutue myopie me serve enfin à quelque chose. Et qu’il faut que je garde une trace de ce monde flou, de plus en plus flou. Et qu’il faut que je change de prothèse pour voir autrement puisque je me suis trompé depuis le début, avec toutes ces lunettes, ces lentilles, pour voir clair, alors que je n’y voyais rien. Rien. J’abandonne donc tous ces vieux accessoires et j’en découvre un nouveau par hasard, mon appareil photo. Et des mots. Pour essayer de le dire.
Fin septembre 2001 la boîte aux lettres de mon voisin de palier déborde plus que d’habitude. On se connaît comme des voisins de Paris. Donc peu. Je sais qu’il est sculpteur sur métal et américain. Vu ce qui vient de se passer à New York je me dis qu’il lui est peut être arrivé quelque chose. Je pense à ça. Je glisse un mot dans sa boite débordante pour lui dire que si besoin je suis là. Quinze jours plus tard j’ouvre ma porte pour sortir. Lui aussi. Il a dans sa main gauche une valise pour repartir là-bas et dans sa main droite une lettre pour me remercier de mon petit mot et il me raconte en deux mots sur notre palier qu’il était en effet à New York à ce moment là. Le 12 il est allé avec pleins d’autres métalos dans les décombres pour découper des barres d’acier et sortir des corps. Des bouts de corps. Pendant une semaine. Voilà ça a commencé par ça comme ça. Cette histoire m’a empoigné en deux mots sur notre palier. Je ne voyais pas pourquoi elle m’empoignait à ce point là son histoire. Ce truc énorme très loin et là ici en face de chez moi. Lui. A ce moment là. Il me propose de venir le voir dans la fonderie où il coule ses pièces de métal à Massy Palaiseau. Je n’ai pas du tout en tête l’idée de faire de la photo juste une interview pour écrire un papier sur lui mais je prends mon appareil parce qu’il me dit que c’est un endroit spécial. J’y vais le 15 octobre 2001. Un lieu. Magique. Un immense capharnaüm de pièces métalliques de poussières de chaudrons avec des métaux en fusion et des moules de sculptures partout en quinconce. Des têtes des pieds des bustes. Je fais des photos en discutant avec lui en passant devant des rangées de tubes métalliques. Je développe le film et d’abord je ne vois rien. Et une nuit je regarde fixe une image ratée. Et là fixement mon image ratée floue je la regarde et je la retourne dans l’autre sens et je vois quelque chose comme New York. Comme les deux tours. Un autre lieu. Ceux à qui je montre la photo me regarde en même temps que la photo louche comme si je mettais mon œil dans un truc très louche. Ou qu’elle était nulle mon image floue ratée non facturée. Je ne sais pas. Moi elle m’ébranle de fond en comble. Une image comme. Un lieu dans un lieu. Une image que je n’aie jamais pu intégrer dans un autre travail. Une image seule. Je me disais juste avant de voir ça que je devais peut être aller à New York. Pour voir. Pour l’article. J’hésite pendant des jours et des jours j’y vais j’y vais pas. Voir ou ne pas voir. En vrai. En face. Et cette photo me dit de rester là. Pas besoin d’aller là-bas. C’est pas là. Je ne le sentais pas d’aller là-bas. Saturé de ces images. Des images comme ça. Elle me dit de rester ici dans mon coin dans mon quartier. Ici. Ici et là-bas c’est pareil. D’une certaine manière. Elle me dit pleins de choses cette image ratée. La photo renversée surprend aussi mon voisin sculpteur qui voit ce que je vois. Ca lui fait aussi un peu peur. Tout ça. Moi. Je le sens. Lui aussi me fait peur. Ce qu’il me dit parfois m’effraie carrément. Une Amérique certaine. Atteint. Très. Comme moi. D’une certaine manière comme moi. Il n’essaie pas du tout de voir pourquoi ça. Derrière la barbarie. Tout ce que cela veut dire aussi. Blessé. Aussi. On a du mal à se voir à se rencontrer à se parler à se croiser. On y arrive un peu. Il accepte le projet de l’article qui se transforme en film. Ce que j’écris sur lui ressemble de plus en plus à un film. Je trouve une maison de production intéressée par le script. La maison de production me dit que je dois réaliser le film parce que j’écris des images. Mais je n’ai jamais tenu une caméra en main et juste de temps en temps rarement un appareil photo avec quelques images que je mettais sous mon lit dans des sacs poubelles. Toujours mi-octobre 2001 je rencontre un écrivain. Henry Bauchau. Il habite Passage de la Bonne Graine près de la Bastille. Un autre voisin. Je lui avais écris au début de l’été 2001 parce que j’avais fait deux rêves costauds violents l’été d’avant suite à la lecture d’un de ses livres et qu’en lisant un an après un autre de ses livres trouvé par hasard « Oedipe sur la route » j’avais lu mot pour mot dans la postface de ce livre la description de ces rêves faits un an avant. Mot pour mot. Des trains des morts. Et cela l’avait frappé lui aussi. Ces liens là. Bauchau est aussi psychanalyste alors ce qui se passe d’inconscient à inconscient ça l’intéresse. Forcément. J’ai reçu sa réponse à mon courrier le 12 septembre 2001. Le lendemain. Un baume un vrai. Nous sommes restés ensemble une heure. J’étais intimidé survolté un ado. Trop. Avant de le quitter je lui demande une dédicace. Il me dit non je vais vous écrire un petit poème. « On ne peut pas rester flocons, il faut descendre dans la neige ». Je l’ai bien pris. A pleines mains. Les mots justes. Là. Bien vu. On ne peut pas on ne peut plus je ne peux plus. Descendre. Il faut. Cette fois je ne lâcherai pas. Projeter l’œil l’autre sur quelque chose. Il me dit ça aussi Bauchau. Que les rêves que mes rêves prennent formes. Aller dans la matière. Des images. Pourquoi pas. Et des mots. Plus durs. Mais quelle forme. Je ne sais pas. Déjà ce film. Il me demande si j’ai déjà tenu une caméra. Mais non. Mais ça monte. Je suis parti de chez lui avec ces mots là. J’avais besoin d’entendre ça. De lui. Pour ne pas lâcher. Et avancer. Quoiqu’il arrive. « Avancer n’importe où, n’importe comment » comme il l’écrit dans et pour Œdipe. Sur la route. Mais avancer. Et je me lève très tôt le 15 décembre 2001 après deux jours de sommeil et des jours et des nuits de travail sur le film. Je vais d’un bond là où habitaient mes parents. Là où mon père est parti tout seul sans un mot dans son désastre. Je me sens capable d’y aller là. Dedans. Son désastre. Sur la voie. Dix ans après. Le lieu où je n’ai jamais pu allé que je n’aie jamais voulu voir. Je veux photographier le chemin qu’il a dû faire qu’il a fait. J’arrive là-bas en train. Plus de pile dans l’appareil photo et deux balles en poche. Je vais au seul distributeur du bled. Trois gamins d’une dizaine d’années font semblant de tirer de l’argent. Ils tapent sur le clavier et moi le grand j’arrive avec ma carte à fric et je prends deux ou trois cents balles. Un des gamins me lance « tu prends combien ? » je lui réponds « deux ou trois cents balles » et lui « pourquoi pas mille ? Pourquoi pas deux milles » ? Pourquoi pas la lune ? J’entends ça parce que c’est ça que je voulais entendre et courage. J’y vais. Une lumière sèche bleue claire très claire de décembre. Mes yeux vers le sol la terre. Et le ciel acéré. Et l’arbre un seul arbre. Mes doigts gelés glacés tapent sur l’appareil. Par là. Sillons glacés de terre froide. Et là le filet d’eau immobile dans les herbes d’or. Et plus loin si près la voie. Là-bas. Je monte sur la voie. A côté. Devant derrière pas de train sur la longue ligne droite devant derrière pas de train mais je ne peux pas rester là. Un train invisible devant derrière de nulle part. Au milieu sur la voie un instant je me penche. Et je tape dans la lumière. Une photo. Une seule. Il fallait que je fasse ça. Putain de train. Par cette voie là. Et en partir. Paris. Je vais à la librairie du cinéma rue Hautefeuille. Une petite rue à l’angle du boulevard Saint Michel et du boulevard Saint Germain. Je cherche un bouquin pour savoir comment faire des documentaires « de fiction » me dit la maison de production. J’en trouve un : « Comment peut-on anticiper le réel ? ». Voir avant que. Prévoir des scènes. Et rebondir dessus. Toujours rebondir. Sur tout ce qui passe. Tout ce qui se passe. Les signes. Les suivre. Attentif. Et surtout laisser faire. Avec les accidents. Et les ratages. Les Hasards. Les voir. Rendez-vous. Je me suis rendu. Le 30 décembre 2001 j’ai bien avancé sur le film mais je décide de faire des tours et des détours dans le centre de Paris autour de chez moi pour faire des photos. Pour faire autre chose que d’écrire ce film qui résonnait fort très fort. Je pars ce jour là pour décompresser sans savoir ce que je vais photographier. Comme ça. Juste après avoir fait des photos d’un couloir labyrinthique encore en boîte je veux revenir rive droite chez moi parce que j’ai froid. Je reprends par la Rue Hautefeuille plutôt que par le boulevard Saint Germain. Une rue de traverse. Pour repasser devant la librairie du cinéma. C’est ça repasser par là comme pour donner un coup de pouce à ce que je fais. Pour mon film. J’arrive près de la fontaine Saint Michel et une bombe explose. Une vraie bombe avec pleins de touristes la plupart américains. Tétanisés. Moi aussi. Choqués. Tout tremble. Des secondes interminables de panique et de tremblements. Les deux tours étaient tombées trois mois avant. On y pense tous. Saint Michel. Des mecs armés cagoulés nous pointent leurs armes sous le nez. A 50 mètres. J’ai failli y passer. Sérieux. C’est le cinéma la librairie du cinéma qui m’ont évité d’exploser en même temps que le bureau de change Boulevard Saint Michel. Au 6 je suis retourné. J’étais exactement dans la parallèle du lieu de l’explosion. Au même moment. Je prenais le chemin direct et j’y passais. Un gros pain de plastique. Un casse de banque comme ils les font maintenant. A l’arme lourde. A 100 mètres de la Préfecture de Police et du Palais de Justice. Un monde fou là. Un monde fou. Tout court. On court. Les mecs sont partis sans un sous. Pour la décompression c’était raté. De ce jour je n’ai pas arrêté. L’œil aux trousses. Comme un fou. Mais non. Je remplace tout par l’appareil photo. Tout. Il faut. Et le film sur mon voisin par mes images mon film. Descendre. Monter. Pendant 17 jours. Non stop. Emporté. Je monte les murs de (voisin) sur mes murs. Un labyrinthe de mes sens. Dans les rues dans mon escalier ma boite noire dans la poche. Toujours. Et sur l’œil. Et à genou. Dans la poche gauche de mon manteau noir. En marchant dans les rues avec ma boite noire dans la poche. Toujours. La poche gauche. Et sur l’œil. Que ça. En myope. Je les sors ces images. Et je les monte au scotch sur le mur. Des rouleaux. La tête dans les images. Je ne rêve plus la nuit. Le jour. La nuit le jour. Tout le temps. Mal au genou. De temps en temps des lentilles jetables pour voir mes images au net. Je ne montre ça à personne ou à des très rares. On me dit « hantise ». On me dit aussi parfois « C’est flou, non ?? ». Oui parfois. Et alors. Y’en a des piquées aussi. Des bien piquées même. On me dit aussi (encore) tu te protèges sans lunettes et (en plus) avec un appareil photo. Et de leur répondre à ceux-là qu’il y a de quoi. Se protéger. Et je ne me protège pas tant que ça. Au contraire même. Et le psy que je viens de rencontrer pour poursuivre un travail une deuxième tranche et que je vois depuis trois mois et qui me dit de faire une pause dans les images et de faire attention à ça et de ne pas me soigner avec ça les images et moi de lui répondre que ça va que ça va même très bien et que ça va même si dehors c’est de pire en pire. Et que l’un va peut être avec l’autre. Et que ça fait quarante ans que je fais une pause. Forward. J’arrête de le voir. J’hésite. Lui et les images en même temps c’est pas possible. Il me dit que je suis venu le voir pour ça. Pour démarrer les images. Peut être. Je reviens une fois le voir pour voir et il me dit à la fin de la séance « c’est bon je vous garde ». Le truc à ne pas me dire. A ne pas dire. J’arrête. En attendant la troisième tranche. Peut être. Je finis (voisin) qui s’appelle longtemps (mon voisin américain) et encore plus longtemps (mon voisin) et je veux voir mon parcours ma topographie de cette chasse aux traces aux signes. A la forme. Je prends en pleine nuit mon dictionnaire pour chercher un plan de Paris et tracer des lignes pour relier mes points de passages et je vois un drôle de truc qui ressemble à un bout de scotch collé entre deux pages du dictionnaire. Qu’est-ce que c’est encore que ça encore. Encore. Encore. Sourires. Il faut. J’effeuille le dictionnaire en ralentissant le mouvement plus j’approche de la page en questions. Des réponses. Un petit bout de lumière. Une lentille. Une lentille sèche échouée d’un œil. Mon œil peut être. Sur le verbe papilloter. En plein dessus. A la page 744 de mon dictionnaire. En haut de la page tout en haut je lis papillonnage et en bas tout en bas de la page suivante la 745 je lis parallélépipède et sous la lentille sèche je lis donc papilloter. Et je relie. Papillonnage des années et des années et dehors tant et tant encore et parallélépipède la boîte noire l’autre boîte noire le deuil le compas dans l’œil la mort tout ça et maintenant je papillote. Voilà. En trois mots et sur deux pages. Bien tombée la lentille. (Pour être précis : dictionnaire Larousse 2001, ouvrez les guillemets : Papilloter v.i. : 1- être animé de reflets mouvants; scintiller. 2 – En parlant de l’œil, de la paupière, être animé d’un mouvement perpétuel qui empêche de fixer un objet. Voilà. Comme un scotch. Fermer les guillemets. Voilà c’est ça ce que je fais. Ma démarche. Je papillote. C’est simple. Et je marche beaucoup. En papillotant. Et je fais « linceul » dans la foulée de « voisin » « voisin » comme les murs d’enceinte de « linceul » oui enceinte pour aller voir ce qui se cache dedans les murs de « voisin » en marchant de plus en plus près de chez moi dans ma peau dedans dans quelques rues en bas de chez moi et dans ma rue pour finir dans le centre de cette toile d’araignée qu’était ce petit coin de Paris où j’ai fait ces images. Quelque chose qui m’emmenait quelque part je ne sais où. En fermant les yeux. Souvent. Quand je l’aie. Dans une bulle spéciale me dit ma responsable de l’ANPE très spéciale. Une autre femme responsable photo d’un journal que je n’aie pas vue depuis dix ans et qui me dit quand je lui dis « linceul » au téléphone qu’à côté de mon nom et de mon prénom et de mon téléphone elle a écrit sur son agenda il y a dix ans : Un. Seul. Au fait au début cela s’appelait « linceul » sans « s » et je montre ce boulot sur un CD ce que je déteste à un écrivain que j’aime bien Christian Garçin et dans le petit mot qu’il me renvoie merci il ajoute un s à « linceul ». C’est pas le genre à ne pas faire attention à ce qu’il écrit Garçin. Et j’aime ce pluriel de solitudes. Je garde le s. Tiens une parenthèse (quand j’ai vu l’affiche de Sophie Calle dans le métro j’avais fini « voisin » et « linceuls » depuis longtemps et les petits mots de ces deux boulots finis aussi depuis longtemps mais en voyant l’affiche de Sophie Calle dans le métro je me suis d’abord dit : « Merde ! C’est fait ! ». C’est fait le truc de l’œil, de ce qu’on voit ou pas, de l’ophtalmo, de l’œil, les mots deuil, et de cet un, et de ces autres, qui ne l’ont pas vue peut être elle, puis je me suis dit qu’il faudrait que j’aille voir ce qu’elle a fait, comment elle a fait ça elle, sa démarche, son œil, ses mots à elle, puis j’ai attendu avant d’y aller parce que j’attends toujours trop avant d’y aller, puis j’ai eu peur de voir comment elle avait fait ça, puis j’y suis allé, puis j’ai aimé, beaucoup, et c’est rare que j’aime beaucoup, puis elle m’a donné envie d’écrire. D’autres mots, des phrases. Beaucoup. J’ai commencé à écrire le soir même. Beaucoup. D’autres mots que ceux de « voisin » et de « linceuls ». Des phrases. Elle m’a décoincé l’écriture Sophie Calle. Et je l’ai vue. Bien vue. Sophie Calle).
J’ai depuis peu une nouvelle paire de lunettes que je mets de temps en temps, peu, en appréciant toujours de sortir en flou, parce que c’est beau et que j’y vois tellement mieux. Sans rien. Et j’ai moins besoin, moins viscéralement besoin, de faire des images, parce que les mots sont plus là et que les mots et les images c’est très proche mais c’est très différent. Et je ne peux pas les faire en même temps. L’un après l’autre. Mais les deux. Ecrire. Ecrire. Et il faut faire attention aux images sans un mot. Je dis ça pour moi, les autres je ne sais pas.
Je vais peut être donner un titre à ces deux boulots d’images et de mots, un titre pour les deux, « voisin » et « linceuls », un titre qui serait « voilà ». Voilà c’est moi ça. Voilà ce qui voila. Sur l’œil, sur la chose. Dévoilée. Un peu. Et aussi : « Vois ! Là ! ». Et voilà pleins de choses.
Pour finir mon CV d’œil, je vais revenir dans mon nom puisque c’est comme ça que l’on commence un CV et que vous voulez qu’il soit précis. Le CV. Par mon nom donc. Eh bien voilà, le nom de mon père, Lagadec, et bien la racine en breton de Lagadec, c’est lagad, et en breton lagad cela veut dire l’œil. « L’œil qui voit loin ». Pour être précis. En Breton.
Et mon père s’appelait André.
Voilà.
O Y L
Vers cinq six ans, je me plains auprès de ma mère de troubles visuels indéfinissables : je voyais mal, j’avais mal aux yeux, quelque chose comme ça. Ma mère m’emmena de suite chez un spécialiste qui me déclara sain de vue. J’en fus fort déçu. Je lui avouai au docteur que mon frère avait depuis peu un magnifique appareil dentaire et que je voulais moi aussi une prothèse. N’importe quoi mais une prothèse. Quelque chose de plus que moi. Un caprice et une jalousie de cadet ? Pas si simple. Je focalisais déjà ma demande prothétique sur des lunettes, c’était ça que je voulais : être myope et porter des lunettes.
J’avais déjà à mon compteur un léger défaut, une coquetterie disait-on, qu’un instituteur remarqua. Il voulut s’attaquer au problème et me fit monter sur l’estrade de la classe pour me faire faire des exercices sensés corriger la petite déviation de mon œil gauche. Mon strabisme. Un très léger strabisme. Un peu louche. A chaque début de classe, j’étais face à lui sur l’estrade, ses deux doigts en face des mes deux yeux et il les faisaient aller ses deux doigts, parallèlement, de gauche à droite et de droite à gauche. Tous les jours la classe silencieuse regardait ça et moi j’essayais de suivre. Ca, tous les jours, tous les matins, pendant un an. Ca n’a pas bien marché.
Un autre indice de ma déficience oculaire aurait dû alerter les miens : j’étais incapable, même avec une règle, de tracer une ligne droite sur une feuille. L’institutrice souligna le handicap à ma mère qui ne vit pas la nécessité de consulter un spécialiste des lignes droites. Et mon père qui disait toujours de lui qu’il avait « le compas dans l’œil » et moi les lignes droites je ne pouvais pas, même pas avec une règle. J’y arrivais même pas.
1969 – 1979
Rien. Je vois, ni plus, ni moins, et j’oublie mon désir de myopie.
1979 ou 1980
Eté 79 ou 80. J’étais parti avec mon meilleur ami d’enfance pour une semaine de vacances dans une belle île. De belles vacances aussi. Au retour, nous étions en gare de Nantes assis par terre sur nos sacs à dos. Mon ami, plus affalé que moi à ce moment là, me demanda de vérifier sur le panneau d’affichage l’heure de départ et le numéro du quai du train que nous devions prendre pour revenir sur Paris. Et rien, j’y voyais rien. Le panneau était à une vingtaine de mètres. Tout flou. Les lumières enveloppaient et infusaient toutes les informations écrites. Je le dis immédiatement à mon ami qui ne trouva aucune explication à ce flou d’un coup qui me tombait dessus. D’un coup. Je ne l’ai pas vu venir. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. Je suis devenu myope sans m’en rendre compte. J’avais alors totalement oublié mon désir de myope de gosse. Une myopie tardive, c’est assez rare, tous les myopes tardifs vous le diront : à trop lire, à trop travailler, ce sont des choses qui peuvent arriver. Beaucoup s’en plaignent, j’en fus ravi, mais il me fallut un certain temps pour admettre que cette fois c’était dans la poche : je devenais myope.
Au fait, parce que j’aime bien les faits, nous étions en vacances à l’Ile d’Yeu. Je ne sais plus s’il faut mettre un « x » ou pas à la fin de « Yeu ». Je ne crois pas. J’aurais aimé qu’il y en eût un, un ou plusieurs même. Mes îles d’yeux. Cela m’aurait plu. Je me suis souvenu de ce hasard topographique plus de 20 ans après ces vacances de rêves. En 2001. En remontant le fil de mon œil.
Je mis un certain temps pour consulter un ophtalmo et restais quelques semaines dans le flou, sans doute avais-je déjà du mal à passer à l’acte, et puis il y a certains avantages à voir flou. Et puis, on ne se décide pas, comme ça, à porter des lunettes. Du jour au lendemain. Arrivé dans la salle d’attente, j’avais peur que l’ophtalmo n’y voit qu’une crise de surmenage, trop de lectures, trop d’études, trop de choses pas pour moi, je craignais en fait que ne se répète ma visite d’enfance avec ce « tout va bien !» qui vous casse vos rêves de myope! Moi, je voulais une myopie qui dure. Même si j’avais entendu dire qu’après quarante ans elle se corrigeait « automatiquement ». Par convergence. On commence par ne plus voir de loin, on finit par ne plus voir de près, tout s’annule et on devient normal. Non, moi je voulais en prendre au moins pour vingt ans. Je vis alors mon premier panneau d’ophtalmo, un vrai, pas ceux des écoles, un panneau pour les vrais malades, des yeux. Je ne vis rien des plus petites lettres et très mal les moyennes. Les grosses nettes bien nettes. Mais j’avais un réel problème. Il me déclara même « myope astigmate ». Pour l’ignorant que j’étais, ce diagnostic fut déconcertant. Myope, c’était entendu, mais « astigmate » ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Astigmate ! J’ai soudain eu l’impression d’un coup du destin, que j’allais être marqué à vie par ma myopie. Pour éviter de paniquer (encore), j’associais ce mot à ma faiblesse oculo-musculaire de l’œil gauche. L’ophtalmo me donna mon ordonnance avec «–1,10» à chaque œil. Flou mais équilibré.
J’ai enfin pu m’acheter ma première paire de lunettes. J’habitais alors dans le Quartier Latin. J’avais déjà fait des repérages d’opticiens. Pour le commun des mortels, les opticiens sont des boutiques invisibles, sans intérêt. Et moi, d’un coup, j’en voyais partout. Et des milliers de montures, c’est pire que d’acheter des chaussures. Je jetais mon dévolu sur une lunetterie du Boulevard Saint Michel à laquelle je devais rester fidèle toute la durée de mes études. Mes études à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Sciences Po pour faire court, de Paris, pour rallonger, je choisis donc des lunettes de Sciences Po de Paris. Des lunettes sérieuses pour cette école sérieuse parfois ennuyeuse mais dite prestigieuse. Et j’en ai joué de mes lunettes pendant toutes ces études. Très efficace pour les exposés oraux, le dernier surtout, le décisif, autrement appelé Le Grand O : je pose, je chausse, je problématise, je pose, je chausse, je synthétise, je pose, je chausse et je conclue. Ca dans toutes les matières et je suis sorti au bon format. Net et diplômé.
Je l’ouvre : (Je n’ai jamais rien compris à ce que signifie la numérologie ophtalmologique. Et je ne suis pas le seul. On vous dit par exemple que vous avez «– 1,25 », ou plus, ou moins, d’accord, mais sans jamais vous dire qu’elle est l’échelle, le point zéro, si c’est beaucoup ou pas. Cela devrait être 10 le point zéro, puisque les normaux ont 10/10, alors « –1,25 » c’est beaucoup en moins, alors qu’avec ça on vous dit que vous n’avez qu’une « petite » myopie. Comme si c’étaient de simples petits chiffres qui devaient déterminer notre sensation plus ou moins forte de voir flou plus ou moins. Les ophtalmo ne sont pas clairs. C’est un langage d’initiés. On ne nous dit pas non plus si « +20 » ou « +60 » ou plus encore que sais-je, si toutes ces hauteurs là, ça existe ou pas. Des gens comme ça. Des gens qui voient plus que plus. Est-ce que ça existe ? Et jusqu’où ça va ? Et jusqu’où ça peut descendre aussi ? Ou monter ? « De pire en pire » m’a-t-on dit pour la myopie et un jour ça se stabilise. Le flou en reste là. On ne sait jamais quand. Je démarrais donc une chute visuelle qui allait me conduire je ne sais où et je rentrais dans un autre monde avec des confrères et des consœurs qui se posent parfois aux détours d’une conversation la même question : « Et toi, t’as combien ? ». C’est toujours « moins » quelque chose, mais comme à peu près personne ne sait très bien ce que veulent dire ces foutus chiffres, on finit par s’échanger nos prothèses. Pour voir. « Oh ! mais toi tu n’as presque rien ! » J’ai beaucoup entendu cela au début de ma myopie, quand je n’étais que légèrement myope, ce sous-entendu que j’aurais pu ne pas porter de lunettes, que j’exagérais, que c’était juste par coquetterie. On disait peu look à l‘époque. Je leur répondais alors systématiquement que je ne supportais pas de voir flou. Que cela me paniquait. J’étais légèrement myope au début, c’est vrai, mais myope quand même. Maintenant, quand je passe mes lunettes à des 10/10 ou à des plus petits myopes que moi, on me dit : « oh ! Putain… », sous-entendu, je suis vraiment myope) et je la ferme. La parenthèse.
1980 – 2001
Oui, 20 ans, plus de vingt ans, et un, pour être précis, de lunettes et de lunettes qui s’enchaînent au grès des modes, de mes pertes, de machouillages intenses de branches, de lunettes fracassées accidentellement sous des pieds indélicats, les miens en général. Et ma myopie qui s’aggravait d’année en année pour atteindre péniblement les « –1,75 ». Je fis aussi quelques vaines tentatives de lentilles entre les paires de lunettes. Il y a deux catégories de myopes : ceux à lunettes et ceux à lentilles. Une troisième est née : les opérables. Certains sont entre les deux. Entre les lunettes et les lentilles. Ils combinent, ils alternent. Avec les opérations on vous éradique la myopie à vie. Jamais, jamais je ne ferais ça. Et pour les opérations, il faut être « très » myope, encore une histoire d’échelles, de chiffres, ou alors ne plus du tout supporter ni le flou, ni les lunettes, ni les lentilles, et avoir un peu fric parce que c’est quand même 1000 euros à l’œil.
Moi je n’ai jamais accroché avec les lentilles. Ils ont pourtant de sérieux arguments ceux qui en portent, des lentilles : « être comme tout le monde » », « ne pas être gêné », « faire du spoooort », sous entendu en y voyant clair comme tout le monde, et « les lunettes, c’est moche » disent-ils enfin les pro-lentilles. J’ai pourtant cédé à la tentation du myope invisible qui se cache sous ses lentilles. Un désastre. Incapable de les faire glisser sur les yeux comme il se doit sans me mettre douloureusement le doigt dans l’œil. Je restais alors des heures devant la glace en me soulevant les paupières jusqu’au front, la tête renversée en arrière à me tordre les cervicales, avec les lentilles qui faisaient des sauts périlleux, se tournaient et se retournaient, à l’envers, jamais à l’endroit, sur les bouts de mes doigts jamais assez propres, jamais assez secs, pour ces opérations trop délicates. Ca piquait. Mes veines oculaires explosées. En pleurs et au bord de l’hémorragie. Quand je voyais des pros se les mettre dans l’œil en deux secondes, je me méprisais de mon inaptitude manifeste. Un nombre de fois encore plus incalculables, je me retrouvais à quatre pattes dans les moquettes, les parquets, à la recherche d’un éclat de lumière qui ferait ressortir la lentille tombée au sol. D’autres fois, plus rares, je pensais les avoir perdues, alors qu’elles étaient parties. Derrière. Je les sentais. Pas loin. Mais où ? Les opérations de sauvetage m’obligeaient à rouler des yeux pendant des heures devant des glaces. Encore des glaces. Cela m’arrivait de préférence dans les lieux publics avec des passages obligés dans les toilettes des bars et des restaurants, avec le regard perplexe de ceux qui rentrent, qui sortent, et qui se lavent les mains.
Un jour, j’ai failli devenir aveugle. Quelqu’un m’avait prêté ses lentilles d’une semaine que j’avais mis quinze jours en le faisant tremper un soir dans un liquide périmé depuis cinq ans. En les mettant au bout de quelques secondes j’ai senti mes yeux prendre feu, kératite aux deux yeux, plus rien entre les yeux et l’air, les yeux à vif, les yeux brûlés. Et une peur atroce de ne plus voir. Jamais. Je suis resté enfermé dans une chambre noire pendant toute une nuit, une nuit de réveillon, les yeux bandés, bonne année. La seule façon de me soulager un peu était d’ouvrir les yeux dans un bassine d’eau, avec un tubas pour éviter la noyade. Durant ces vingt années, et un, il m’était insupportable de ne pas voir clair et net. Quand j’égarais mes lunettes, ce qui est bien sûr une horreur pour un myope car il est extrêmement difficile de trouver ce que l’on ne peut pas voir, croyais-je, j’étais alors pris d’une panique terrible. Jusqu’à ce que je les retrouve. Je me demande parfois si je ne faisais pas exprès de les perdre. De toujours tout perdre.
2001 jusqu’à nos jours
L’histoire de mon œil s’accélère violemment en 2001. Je perds le même soir, mes lunettes, les dernières d’un stock accumulé tout au long d’une longue période de salariat et de mutuelles généreuses. Je perds aussi quelque chose qui devait s’appeler une relation (d’amour) que je mets entre parenthèses avec un tout petit a minuscule. Un amour flou. Je n’ai rien vu ou trop tard. Et je n’ai plus de boulot. Je veux tout changer. Tout. Je perds tout. Et je trouve un œil au fond du trou. En restant flou sur le sujet. De mon œil. Disons que j’ai eu une grosse déchirure d’œil. Voilà.
Et je vais avoir 40 ans, un cap pour les myopes. Je vais passer indubitablement de la myopie à autre chose. Mon œil me dit qu’il est temps, qu’il est urgent, vitale, que cette foutue myopie me serve enfin à quelque chose. Et qu’il faut que je garde une trace de ce monde flou, de plus en plus flou. Et qu’il faut que je change de prothèse pour voir autrement puisque je me suis trompé depuis le début, avec toutes ces lunettes, ces lentilles, pour voir clair, alors que je n’y voyais rien. Rien. J’abandonne donc tous ces vieux accessoires et j’en découvre un nouveau par hasard, mon appareil photo. Et des mots. Pour essayer de le dire.
Fin septembre 2001 la boîte aux lettres de mon voisin de palier déborde plus que d’habitude. On se connaît comme des voisins de Paris. Donc peu. Je sais qu’il est sculpteur sur métal et américain. Vu ce qui vient de se passer à New York je me dis qu’il lui est peut être arrivé quelque chose. Je pense à ça. Je glisse un mot dans sa boite débordante pour lui dire que si besoin je suis là. Quinze jours plus tard j’ouvre ma porte pour sortir. Lui aussi. Il a dans sa main gauche une valise pour repartir là-bas et dans sa main droite une lettre pour me remercier de mon petit mot et il me raconte en deux mots sur notre palier qu’il était en effet à New York à ce moment là. Le 12 il est allé avec pleins d’autres métalos dans les décombres pour découper des barres d’acier et sortir des corps. Des bouts de corps. Pendant une semaine. Voilà ça a commencé par ça comme ça. Cette histoire m’a empoigné en deux mots sur notre palier. Je ne voyais pas pourquoi elle m’empoignait à ce point là son histoire. Ce truc énorme très loin et là ici en face de chez moi. Lui. A ce moment là. Il me propose de venir le voir dans la fonderie où il coule ses pièces de métal à Massy Palaiseau. Je n’ai pas du tout en tête l’idée de faire de la photo juste une interview pour écrire un papier sur lui mais je prends mon appareil parce qu’il me dit que c’est un endroit spécial. J’y vais le 15 octobre 2001. Un lieu. Magique. Un immense capharnaüm de pièces métalliques de poussières de chaudrons avec des métaux en fusion et des moules de sculptures partout en quinconce. Des têtes des pieds des bustes. Je fais des photos en discutant avec lui en passant devant des rangées de tubes métalliques. Je développe le film et d’abord je ne vois rien. Et une nuit je regarde fixe une image ratée. Et là fixement mon image ratée floue je la regarde et je la retourne dans l’autre sens et je vois quelque chose comme New York. Comme les deux tours. Un autre lieu. Ceux à qui je montre la photo me regarde en même temps que la photo louche comme si je mettais mon œil dans un truc très louche. Ou qu’elle était nulle mon image floue ratée non facturée. Je ne sais pas. Moi elle m’ébranle de fond en comble. Une image comme. Un lieu dans un lieu. Une image que je n’aie jamais pu intégrer dans un autre travail. Une image seule. Je me disais juste avant de voir ça que je devais peut être aller à New York. Pour voir. Pour l’article. J’hésite pendant des jours et des jours j’y vais j’y vais pas. Voir ou ne pas voir. En vrai. En face. Et cette photo me dit de rester là. Pas besoin d’aller là-bas. C’est pas là. Je ne le sentais pas d’aller là-bas. Saturé de ces images. Des images comme ça. Elle me dit de rester ici dans mon coin dans mon quartier. Ici. Ici et là-bas c’est pareil. D’une certaine manière. Elle me dit pleins de choses cette image ratée. La photo renversée surprend aussi mon voisin sculpteur qui voit ce que je vois. Ca lui fait aussi un peu peur. Tout ça. Moi. Je le sens. Lui aussi me fait peur. Ce qu’il me dit parfois m’effraie carrément. Une Amérique certaine. Atteint. Très. Comme moi. D’une certaine manière comme moi. Il n’essaie pas du tout de voir pourquoi ça. Derrière la barbarie. Tout ce que cela veut dire aussi. Blessé. Aussi. On a du mal à se voir à se rencontrer à se parler à se croiser. On y arrive un peu. Il accepte le projet de l’article qui se transforme en film. Ce que j’écris sur lui ressemble de plus en plus à un film. Je trouve une maison de production intéressée par le script. La maison de production me dit que je dois réaliser le film parce que j’écris des images. Mais je n’ai jamais tenu une caméra en main et juste de temps en temps rarement un appareil photo avec quelques images que je mettais sous mon lit dans des sacs poubelles. Toujours mi-octobre 2001 je rencontre un écrivain. Henry Bauchau. Il habite Passage de la Bonne Graine près de la Bastille. Un autre voisin. Je lui avais écris au début de l’été 2001 parce que j’avais fait deux rêves costauds violents l’été d’avant suite à la lecture d’un de ses livres et qu’en lisant un an après un autre de ses livres trouvé par hasard « Oedipe sur la route » j’avais lu mot pour mot dans la postface de ce livre la description de ces rêves faits un an avant. Mot pour mot. Des trains des morts. Et cela l’avait frappé lui aussi. Ces liens là. Bauchau est aussi psychanalyste alors ce qui se passe d’inconscient à inconscient ça l’intéresse. Forcément. J’ai reçu sa réponse à mon courrier le 12 septembre 2001. Le lendemain. Un baume un vrai. Nous sommes restés ensemble une heure. J’étais intimidé survolté un ado. Trop. Avant de le quitter je lui demande une dédicace. Il me dit non je vais vous écrire un petit poème. « On ne peut pas rester flocons, il faut descendre dans la neige ». Je l’ai bien pris. A pleines mains. Les mots justes. Là. Bien vu. On ne peut pas on ne peut plus je ne peux plus. Descendre. Il faut. Cette fois je ne lâcherai pas. Projeter l’œil l’autre sur quelque chose. Il me dit ça aussi Bauchau. Que les rêves que mes rêves prennent formes. Aller dans la matière. Des images. Pourquoi pas. Et des mots. Plus durs. Mais quelle forme. Je ne sais pas. Déjà ce film. Il me demande si j’ai déjà tenu une caméra. Mais non. Mais ça monte. Je suis parti de chez lui avec ces mots là. J’avais besoin d’entendre ça. De lui. Pour ne pas lâcher. Et avancer. Quoiqu’il arrive. « Avancer n’importe où, n’importe comment » comme il l’écrit dans et pour Œdipe. Sur la route. Mais avancer. Et je me lève très tôt le 15 décembre 2001 après deux jours de sommeil et des jours et des nuits de travail sur le film. Je vais d’un bond là où habitaient mes parents. Là où mon père est parti tout seul sans un mot dans son désastre. Je me sens capable d’y aller là. Dedans. Son désastre. Sur la voie. Dix ans après. Le lieu où je n’ai jamais pu allé que je n’aie jamais voulu voir. Je veux photographier le chemin qu’il a dû faire qu’il a fait. J’arrive là-bas en train. Plus de pile dans l’appareil photo et deux balles en poche. Je vais au seul distributeur du bled. Trois gamins d’une dizaine d’années font semblant de tirer de l’argent. Ils tapent sur le clavier et moi le grand j’arrive avec ma carte à fric et je prends deux ou trois cents balles. Un des gamins me lance « tu prends combien ? » je lui réponds « deux ou trois cents balles » et lui « pourquoi pas mille ? Pourquoi pas deux milles » ? Pourquoi pas la lune ? J’entends ça parce que c’est ça que je voulais entendre et courage. J’y vais. Une lumière sèche bleue claire très claire de décembre. Mes yeux vers le sol la terre. Et le ciel acéré. Et l’arbre un seul arbre. Mes doigts gelés glacés tapent sur l’appareil. Par là. Sillons glacés de terre froide. Et là le filet d’eau immobile dans les herbes d’or. Et plus loin si près la voie. Là-bas. Je monte sur la voie. A côté. Devant derrière pas de train sur la longue ligne droite devant derrière pas de train mais je ne peux pas rester là. Un train invisible devant derrière de nulle part. Au milieu sur la voie un instant je me penche. Et je tape dans la lumière. Une photo. Une seule. Il fallait que je fasse ça. Putain de train. Par cette voie là. Et en partir. Paris. Je vais à la librairie du cinéma rue Hautefeuille. Une petite rue à l’angle du boulevard Saint Michel et du boulevard Saint Germain. Je cherche un bouquin pour savoir comment faire des documentaires « de fiction » me dit la maison de production. J’en trouve un : « Comment peut-on anticiper le réel ? ». Voir avant que. Prévoir des scènes. Et rebondir dessus. Toujours rebondir. Sur tout ce qui passe. Tout ce qui se passe. Les signes. Les suivre. Attentif. Et surtout laisser faire. Avec les accidents. Et les ratages. Les Hasards. Les voir. Rendez-vous. Je me suis rendu. Le 30 décembre 2001 j’ai bien avancé sur le film mais je décide de faire des tours et des détours dans le centre de Paris autour de chez moi pour faire des photos. Pour faire autre chose que d’écrire ce film qui résonnait fort très fort. Je pars ce jour là pour décompresser sans savoir ce que je vais photographier. Comme ça. Juste après avoir fait des photos d’un couloir labyrinthique encore en boîte je veux revenir rive droite chez moi parce que j’ai froid. Je reprends par la Rue Hautefeuille plutôt que par le boulevard Saint Germain. Une rue de traverse. Pour repasser devant la librairie du cinéma. C’est ça repasser par là comme pour donner un coup de pouce à ce que je fais. Pour mon film. J’arrive près de la fontaine Saint Michel et une bombe explose. Une vraie bombe avec pleins de touristes la plupart américains. Tétanisés. Moi aussi. Choqués. Tout tremble. Des secondes interminables de panique et de tremblements. Les deux tours étaient tombées trois mois avant. On y pense tous. Saint Michel. Des mecs armés cagoulés nous pointent leurs armes sous le nez. A 50 mètres. J’ai failli y passer. Sérieux. C’est le cinéma la librairie du cinéma qui m’ont évité d’exploser en même temps que le bureau de change Boulevard Saint Michel. Au 6 je suis retourné. J’étais exactement dans la parallèle du lieu de l’explosion. Au même moment. Je prenais le chemin direct et j’y passais. Un gros pain de plastique. Un casse de banque comme ils les font maintenant. A l’arme lourde. A 100 mètres de la Préfecture de Police et du Palais de Justice. Un monde fou là. Un monde fou. Tout court. On court. Les mecs sont partis sans un sous. Pour la décompression c’était raté. De ce jour je n’ai pas arrêté. L’œil aux trousses. Comme un fou. Mais non. Je remplace tout par l’appareil photo. Tout. Il faut. Et le film sur mon voisin par mes images mon film. Descendre. Monter. Pendant 17 jours. Non stop. Emporté. Je monte les murs de (voisin) sur mes murs. Un labyrinthe de mes sens. Dans les rues dans mon escalier ma boite noire dans la poche. Toujours. Et sur l’œil. Et à genou. Dans la poche gauche de mon manteau noir. En marchant dans les rues avec ma boite noire dans la poche. Toujours. La poche gauche. Et sur l’œil. Que ça. En myope. Je les sors ces images. Et je les monte au scotch sur le mur. Des rouleaux. La tête dans les images. Je ne rêve plus la nuit. Le jour. La nuit le jour. Tout le temps. Mal au genou. De temps en temps des lentilles jetables pour voir mes images au net. Je ne montre ça à personne ou à des très rares. On me dit « hantise ». On me dit aussi parfois « C’est flou, non ?? ». Oui parfois. Et alors. Y’en a des piquées aussi. Des bien piquées même. On me dit aussi (encore) tu te protèges sans lunettes et (en plus) avec un appareil photo. Et de leur répondre à ceux-là qu’il y a de quoi. Se protéger. Et je ne me protège pas tant que ça. Au contraire même. Et le psy que je viens de rencontrer pour poursuivre un travail une deuxième tranche et que je vois depuis trois mois et qui me dit de faire une pause dans les images et de faire attention à ça et de ne pas me soigner avec ça les images et moi de lui répondre que ça va que ça va même très bien et que ça va même si dehors c’est de pire en pire. Et que l’un va peut être avec l’autre. Et que ça fait quarante ans que je fais une pause. Forward. J’arrête de le voir. J’hésite. Lui et les images en même temps c’est pas possible. Il me dit que je suis venu le voir pour ça. Pour démarrer les images. Peut être. Je reviens une fois le voir pour voir et il me dit à la fin de la séance « c’est bon je vous garde ». Le truc à ne pas me dire. A ne pas dire. J’arrête. En attendant la troisième tranche. Peut être. Je finis (voisin) qui s’appelle longtemps (mon voisin américain) et encore plus longtemps (mon voisin) et je veux voir mon parcours ma topographie de cette chasse aux traces aux signes. A la forme. Je prends en pleine nuit mon dictionnaire pour chercher un plan de Paris et tracer des lignes pour relier mes points de passages et je vois un drôle de truc qui ressemble à un bout de scotch collé entre deux pages du dictionnaire. Qu’est-ce que c’est encore que ça encore. Encore. Encore. Sourires. Il faut. J’effeuille le dictionnaire en ralentissant le mouvement plus j’approche de la page en questions. Des réponses. Un petit bout de lumière. Une lentille. Une lentille sèche échouée d’un œil. Mon œil peut être. Sur le verbe papilloter. En plein dessus. A la page 744 de mon dictionnaire. En haut de la page tout en haut je lis papillonnage et en bas tout en bas de la page suivante la 745 je lis parallélépipède et sous la lentille sèche je lis donc papilloter. Et je relie. Papillonnage des années et des années et dehors tant et tant encore et parallélépipède la boîte noire l’autre boîte noire le deuil le compas dans l’œil la mort tout ça et maintenant je papillote. Voilà. En trois mots et sur deux pages. Bien tombée la lentille. (Pour être précis : dictionnaire Larousse 2001, ouvrez les guillemets : Papilloter v.i. : 1- être animé de reflets mouvants; scintiller. 2 – En parlant de l’œil, de la paupière, être animé d’un mouvement perpétuel qui empêche de fixer un objet. Voilà. Comme un scotch. Fermer les guillemets. Voilà c’est ça ce que je fais. Ma démarche. Je papillote. C’est simple. Et je marche beaucoup. En papillotant. Et je fais « linceul » dans la foulée de « voisin » « voisin » comme les murs d’enceinte de « linceul » oui enceinte pour aller voir ce qui se cache dedans les murs de « voisin » en marchant de plus en plus près de chez moi dans ma peau dedans dans quelques rues en bas de chez moi et dans ma rue pour finir dans le centre de cette toile d’araignée qu’était ce petit coin de Paris où j’ai fait ces images. Quelque chose qui m’emmenait quelque part je ne sais où. En fermant les yeux. Souvent. Quand je l’aie. Dans une bulle spéciale me dit ma responsable de l’ANPE très spéciale. Une autre femme responsable photo d’un journal que je n’aie pas vue depuis dix ans et qui me dit quand je lui dis « linceul » au téléphone qu’à côté de mon nom et de mon prénom et de mon téléphone elle a écrit sur son agenda il y a dix ans : Un. Seul. Au fait au début cela s’appelait « linceul » sans « s » et je montre ce boulot sur un CD ce que je déteste à un écrivain que j’aime bien Christian Garçin et dans le petit mot qu’il me renvoie merci il ajoute un s à « linceul ». C’est pas le genre à ne pas faire attention à ce qu’il écrit Garçin. Et j’aime ce pluriel de solitudes. Je garde le s. Tiens une parenthèse (quand j’ai vu l’affiche de Sophie Calle dans le métro j’avais fini « voisin » et « linceuls » depuis longtemps et les petits mots de ces deux boulots finis aussi depuis longtemps mais en voyant l’affiche de Sophie Calle dans le métro je me suis d’abord dit : « Merde ! C’est fait ! ». C’est fait le truc de l’œil, de ce qu’on voit ou pas, de l’ophtalmo, de l’œil, les mots deuil, et de cet un, et de ces autres, qui ne l’ont pas vue peut être elle, puis je me suis dit qu’il faudrait que j’aille voir ce qu’elle a fait, comment elle a fait ça elle, sa démarche, son œil, ses mots à elle, puis j’ai attendu avant d’y aller parce que j’attends toujours trop avant d’y aller, puis j’ai eu peur de voir comment elle avait fait ça, puis j’y suis allé, puis j’ai aimé, beaucoup, et c’est rare que j’aime beaucoup, puis elle m’a donné envie d’écrire. D’autres mots, des phrases. Beaucoup. J’ai commencé à écrire le soir même. Beaucoup. D’autres mots que ceux de « voisin » et de « linceuls ». Des phrases. Elle m’a décoincé l’écriture Sophie Calle. Et je l’ai vue. Bien vue. Sophie Calle).
J’ai depuis peu une nouvelle paire de lunettes que je mets de temps en temps, peu, en appréciant toujours de sortir en flou, parce que c’est beau et que j’y vois tellement mieux. Sans rien. Et j’ai moins besoin, moins viscéralement besoin, de faire des images, parce que les mots sont plus là et que les mots et les images c’est très proche mais c’est très différent. Et je ne peux pas les faire en même temps. L’un après l’autre. Mais les deux. Ecrire. Ecrire. Et il faut faire attention aux images sans un mot. Je dis ça pour moi, les autres je ne sais pas.
Je vais peut être donner un titre à ces deux boulots d’images et de mots, un titre pour les deux, « voisin » et « linceuls », un titre qui serait « voilà ». Voilà c’est moi ça. Voilà ce qui voila. Sur l’œil, sur la chose. Dévoilée. Un peu. Et aussi : « Vois ! Là ! ». Et voilà pleins de choses.
Pour finir mon CV d’œil, je vais revenir dans mon nom puisque c’est comme ça que l’on commence un CV et que vous voulez qu’il soit précis. Le CV. Par mon nom donc. Eh bien voilà, le nom de mon père, Lagadec, et bien la racine en breton de Lagadec, c’est lagad, et en breton lagad cela veut dire l’œil. « L’œil qui voit loin ». Pour être précis. En Breton.
Et mon père s’appelait André.
Voilà.
O Y L